Tais-toi et marche.
Pour protéger son anonymat, donnons-lui le prénom de Claude.
Il y a quinze ans, Claude est tombé d’une hauteur qu’on peut difficilement franchir sans parachute.
Une chute qui l’a littéralement cassé en mille morceaux.
Boum.
À son réveil, sur son lit d’hôpital, on lui apprend qu’il est paraplégique. Ses bras fonctionnent, mais ses jambes ne répondent plus. Si la chute lui a fait mal, le diagnostic fut dévastateur. Un gars dans la vingtaine avec une gang de chums, une bonne job qu’il aime, une blonde qu’il adore, aux prises avec un déclic du destin qui fait défaut.
La vie continue. La routine l’emporte. Tout le monde reprend son quotidien. Tout le monde, mais pas Claude.
Tes chums se font plus rares.
Tu ne peux plus travailler.
Ta blonde te quitte.
Une vie d’ange qui se transforme, l’espace d’une nuit, en vidange.
On dit que le malheur ne vient jamais seul, on peut dire que Claude est tombé trois fois. Et que sa troisième chute fût peut-être la plus douloureuse.
Mais si Claude avait perdu l’usage de ses jambes, il avait pleinement celui de sa tête.
Il existait une possibilité sur un million pour qu’il remarche. Une minime probabilité qu’une terminaison nerveuse retrouve son chemin jusqu’à ses jambes inertes. On pourrait parler de chance. Je préfère parler de détermination. Parce qu’il fallait y croire. Et Claude s’y est accroché.
Plus d’un an de réadaptation. Petit pas par petit pas.
Et Claude a remarché.
Tout croche, bien sûr. Avec des orthèses et une allure de gars en constant état d’ébriété. Toujours à la limite de tomber tel un pantin désarticulé auquel il manque des cordes, mais Claude marche, conduit, sourit. Claude revit.
Quand un gars, comme Claude, te raconte une histoire comme la sienne, le premier réflexe est de calquer sa réalité sur la tienne. Comme deux esquisses sur du papier pelure que l’on expose à la lumière pour vérifier si les lignes se croisent, voir si les cartes de nos destins distinctifs pouvaient se ressembler. En tentant d’extrapoler sur ce que tu aurais fait si un tel accident t’était arrivé, à toi.
Et ça te saute au visage.
Je dis souvent que s’il fallait qu’il m’arrive une histoire comme celle de Claude, je préférerais mourir. Je doute de mes capacités à passer à travers une telle épreuve. Je n’aurais pas le courage nécessaire ni cette détermination qui font que tu surmontes un grand malheur. Je serais le lieutenant Dan dans Forest Gump. Je me laisserais abattre.
J’écris ce texte, le talon sur la glace. Stupide blessure suite à un retour trop rapide à la course après une foulure.
J’écris ce texte en réalisant que ma convalescence est d’une insignifiance. Que mes semaines d’attente sont risibles. Que de broyer du noir pour une connerie pareille frise l’hystérie.
Ta gueule. Tais-toi et marche.
Il y a de ces rencontres qui te ramènent la vie en pleine face.
J’ai rencontré Claude par hasard et l’ai quitté sans lui dire tout le bien que sa triste histoire m’a fait.
Voilà, c’est fait.
Anonyme
25 juillet 2013 at 17:30 //
Merci pour ce beau témoignage!!!! Tu as raison, retroussons-nous et marchons.
Clef-re
30 juillet 2013 at 20:49 //
C’est souvent dans les plus rudes épreuves que se révèle le héros en nous : tel cet admirable battant du quotidien, à force de patience, d’obstinée persévérance et de défi claqué à la figure du destin, j’en suis sure, Marc, vous aussi vous remettriez debout…
Et parfois, en voulant aller (trop) vite, le défi que nous lance une entorse carabinée est d’arriver à – comment dit-on déjà – tem-po-ri-ser ? L’occasion (pour vous) de faire résonner (en nous) de si épatantes leçons de vie !
Voilà, c’est dit.
Clef-re qui gai-rit ses ligaments du genou re-déchirés au flamenco, en ayant sans doute, en écho à vos doutes, brûlé les planches un peu trop vite, un peu trop fort, un peu trop tôt…
Clef-re
5 janvier 2018 at 1:43 //
C’est ce que je me dis encore, toujours, chaque jour, 5 ans apres, Marc. Un genou en moins, une croix tirée sur la pratique de ce flamenco que j’aimais tant, j’arrive à peu près à marcher normalement. Chaque fois que la douleur se ravive, je pédale un peu plus dans l’eau, plutôt que le repos. « Tout ce qui ne t’arrive pas est une chance » disait le Dalaï Lama ? C’est aussi ça, là…