Billet perdu.

Quand je suis revenu de Taïwan, pas exactement le jour même, mais les jours d’après, j’ai décidé de me déconnecter de tous médias sociaux.
Désolé.
Vous me tombiez sur les nerfs.
Pas personnellement.
Toi.
Vous.
Comme société.
Je vous en voulais.
Je vous trouvais irrespirables.
Déconnectés.
Mais, comme n’importe quel bon psy l’aurait diagnostiqué, c’est plus à moi que j’aurais dû en vouloir.
Pas à vous.
Ni à toi.
Souvent les autres n’ont rien à voir avec ce tu peux vivre.
Quand ils ne sont pas directement responsables.
On s’entend.
Vous ne m’aviez rien fait subir directement.
Bref.
Ces sont vos discours qui m’exaspéraient.
Vos attitudes.
Ce que vous écriviez.
On ne revient pas là-dessus.
C’est du passé.
Et surtout, vous n’aviez rien à voir avec tout ça.
Moi par rapport à moi.
C’était ma lecture qui était faussée.
Je veux seulement vous positionner sur le fait que j’avais seulement le goût de vous flusher.
Moi. Le gars qui texte quotidiennement en voyage. Avec de la corne sur le pouce, à balayer l’écran de son téléphone, vous m’aviez mis à bout.
Je quittais le réseau.
Qui m’avait nourri jusqu’à maintenant.
De discussions. De rires et de nouveautés.
Je voulais m’isoler.
Dorénavant, je m’en résoudrais aux amis proches.
Et mes livres.
Bye.
Adieu.
….
….
….
Est arrivé le virus.
Boum.
Brusque.
Confinement.
En arrêt.
Solitaire.
Solidaire.
Un mur.
Pas comme celui qu’on construit.
Comme celui qu’on nous impose.
J’étais ouvert sur le monde.
Me voilà fermé sur ma personne.
Territoire connu.
Souvent hostile.
Un mur.
Dont je ne pouvais plus sortir.
….
….
….
Je viens de quitter mon deuxième 5 à 7 virtuel.
J’ai eu aussi, aujourd’hui, deux rencontres client virtuelles.
Je suis privilégié.
J’ai de vrais amis qui sont devenus virtuels.
Comme j’ai des amis virtuels qui sont devenus de réels amis.
J’ai des clients qui me sont fidèles.
Je ne suis pas sauvé pour autant.
La semaine passée, je n’aurais pas écrit ce billet.
Cette semaine est une bonne semaine.
Un instant.
Pas une constante.
Je suis privilégié.
Je le savais.
Je le sais encore plus.
Je n’ai jamais autant apprécié les médias sociaux qu’aujourd’hui.
Je vous trouve beaux.
Je vous trouve belles.
Je vous trouve magnifiques.
Dans votre quotidien.
Contraint.
Comme société.
Et je me sens privilégié d’être dans votre monde.
Virtuel ou réel.
Je réalise que j’aurais perdu au change de vous perdre.
….
….
….
….
Ce billet est éphémère.
Ce billet est perdu.
Il est comme moi.
Instable.
D’une semaine à l’autre.
D’un mois à l’autre.
Surtout parce que je travaille sur ce site internet.
À revamper un peu la façade.
Et que tout ce que j’écrirai jusqu’à ce moment, ne sera pas nécéssairement sur la prochaine mouture du site.
Question de base de données.
Et ce n’est pas grave, non?
La vérité a des vertus plus grandes que celle d’être mise en texte sur ce blogue.
Parce qu’on sera là, ensemble, en vrai, ou virtuel.
Un jour ou l’autre.
Et sinon, ce billet ne sera que quelques mots qui s’envoleront.
Comme ces données oubliées.
Comme ces discussions réelles que nous avions.
Quand tout était plus simple.
Facile.

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1985.

Maman n’a pas pleuré.
Elle était à peine visible, les mains sur le cadre de porte.
Un visage difficle à déchiffrer .
La lèvre souriante, mais chevrotante.
Pars.
Vas-y.
Fais ce que tu as à faire.
Ce que tu as à vivre.
Papa devait être à son établi, au sous-sol, dans la remise ou dans le jardin.
Une place où il pouvait vivre, à sa façon, ce départ.
J’ai embarqué mon sac à dos et une boîte en carton qui contenait quelques trucs utiles.
Une minuscule boîte.
On nous avait contraints au strict nécessaire.
Mon ami Yohan et moi déménagions à Montréal.
Sur le banc arrière d’une vieille Pinto.
Avant le Amigo express, y avait les copains qui ne nous demandaient rien pour nous voyager.

J’avais 19 ans.
Les poumons impatients de respirer.
L’air de la liberté.
De devenir moi.

Dans la cabine téléphonique où j’ai glissé des vingt-cinq sous, j’ai fermé la porte-accordéon pour pouvoir discuter tranquille, pour m’isoler du vacarme de la rue Joliette.

– Allo?
– C’est moi.
– Ha, tu es à Montréal?
– Oui, on est là. Tout est ok!
– Super, si tu as besoin…
Pour continuer votre conservation, ajouter des sous (genre)
– Maman, tu es toujours là?
– Oui.
– Tout va bien. Bye!
– Super, bye mon coeur.

J’imagine, j’extrapole, je n’ai pas de souvenir des mots, seulement de la situation. J’ai uniquement l’impression de sentiments intenses.

À ce moment là, je sais que j’avais seulement le goût de pleurer.
L’appartement était un désastre.
Un trou.
Sous-loué.
D’une connaissance d’une connaissance.
Malpropre.
L’appart.
La connaissance d’une connaissance aussi.
Un appart de junkie.

On est restés quelques jours et on s’est poussés.
La vie sans cellulaire avait des avantages.
Le propriétaire n’avait aucune idée de qui on était, mon coloc et moi.
Pas de traces.
On est déménagés dans le quartier St-Henri.
En métro.
En sous-estimant ce qu’était ce quartier à l’époque.
En 1985.
Pauvre.
Tought.
Criminalisé.
Mais n’étions-nous pas aussi des rebelles?
À notre façon.
De bonnes familles, certes, mais pas de familles fortunées.
Avec de bonnes valeurs.
Ça se transmet ça.
Cet ADN.
Ce gène populaire.
Celui qui dicte d’où tu viens.
Nous étions des étudiants sans malices.
On avait les cheveux dans les airs.
Habillés dans les fripes.
Bref, on est passés inaperçus.
On s’est tout de suite fait à ce quartier.
On est devenus rapidement des gars de la place.
Le dépanneur vietnamien sous le logement, la buanderie avec ses Écho-Vedettes, le Métro près du métro.
On a adoré le quartier.
De vrais ambassadeurs.
On y a d’ailleurs amené tous nos amis de Chicoutimi.
Sur les sept logements que contenait ce bloc, on en a déjà occupé jusqu’à quatre.
En se promenant, se séparant, se rassemblant, en communiant.

Nous n’étions pas des anges.
Des démons à temps partiel.
De bon gars et de bonnes filles en devenir.
Des kids exceptionnels.

J’ai des souvenirs impérissables de cette époque.
Cette époque m’a construit.
A fait qui je suis devenu aujourd’hui.
A fait passer la chenille en papillon.

J’étais enveloppé dans un cocon empoisonné d’une tristesse insoluble et suis arrivé à vivre dans une joie semi-consommée.

À vivre une vie à moi.

À moi.

Le bunker.

Mon bureau ne ressemble pas à un bureau.

Un loft peut-être.

Un loft à l’envers. En désordre. Un peu malpropre, aussi.

Un carré à moitié illuminé.

Un carré sombre.

Un bureau qui me ressemble.

Sur un mur, une table à dessin encombrée où je ne dessine pas. Une belle pièce en bois, oeuvre d’un ébéniste et cadeau d’un client précieux, sur laquelle sont déposées des maquettes proposées-réalisées-facturées et d’autres refusées-non-facturées-néanmoins-pas-tant-désintéressantes-ou-pas-du-tout-c’est-selon, des livres, de la documentation dont je sais vraiment quoi faire.

Sur un autre mur, des bibliothèques métalliques pleines de livres et de magazines sur le graphisme que je ne consulte jamais. Depuis des années.

Au milieu, un bureau sur lequel est déposé mon ordinateur. Bureau encombré aussi. Les mouvements de ma souris tassant ce qui l’entoure. Des notes. Des papiers. Des livres – encore. Des crayons. Des fils reliés à rien. Des fils perdus. Sans sens. Y a même un lecteur CD. WoW. Technologie d’avant-garde.

J’ai aussi des speakers qui crachent une musique souvent trop forte.

Une chaise plus ou moins confortable. Dessous, un rond sur le plancher de bois. Dessiné par un frottement circulaire. Une chorégraphie d’ébéniste. Sabler le plancher à force de s’y frotter. Dans un cycle infini. C’est drôle. Incohérent. Moi, qui n’a pourtant pas l’impression de tourner en rond. Je le fais peut-être. Dites-le moi. SVP. On est souvent très mauvais juge de soi-même. Souvent. Trop.

Je suis entouré de fenêtres plutôt sales. Comme je ne peux palier à la négligence de mon propriétaire, alors je laisse aller. Ça me dédouane. Pas ma faute. Belle métaphore, non? L’idée de nettoyer les fenêtres de son coté, mais de ne pas mieux voir parce que la partie dont on ne contrôle rien n’est pas plus propre, c’est plutôt un clin d’œil à la société, non?

J’ai sur une charpente de bois – quelques deux par quatre maladroitement vissés qui me servent de chevalet, une toile inachevée montée sur un cadre. Qui demanderait à être recouverte d’une couche de gesso. Encore. Pour la deuxième fois. Mauvais peintre. Recouvrir ses erreurs. Recommencer. Encore. Artiste raté.

Sur le demi-mur ronronne un vieux frigo où s’entasse quelques bières et du vin. Et de temps en temps, un truc bleu qui pue qui a peut-être, jadis, un jour, ressemblé à un sandwich. Je ne sais pas. Je ne suis pas médecin légiste. Encore moins archéologue.

Y a aussi dans cette pièce deux causeuse rouges. Face à face. Imposantes. Importantes.

Mes amis surnomment mon bureau, le bunker.

Ça lui va bien comme nom je trouve.

Moi qui a toujours eu l’âme d’un soldat.

Pas celui qui va à la guerre, celui qui est on duty. Prêt.

On duty. On. Off. Prêt. On duty.

Y’a pas de traduction meilleure que ces deux mots. Je ne sais pas comment traduire ça. Dites-moi.

Le bunker, donc. Et ses causeuses. Où l’on cause.

Les clients. Les copains. Les deux.

J’ai toujours pensé que j’étais plus verbal qu’auditif. En vieillissant, je réalise que j’écoute plus qu’avant. D’ailleurs, je lis plus que j’écris. J’observe plus que je commente. On change. Et on a le droit de. Surtout.

Ces deux divans forcent la confidence.

C’est peut-être nos paradigmes qui nous forcent à se confier quand un divan fait face à un autre. Je n’ai pas l’âme d’un psy. Encore moi les connaissances. Seulement l’emplacement.

Ces deux divans.

Le bunker, ça lui va bien comme nom.

Ce côté square, mais créatif.

Anonyme.

Hermétique.

Cocon.

Papillon.

Pour moi.

Et ceux qui y passent.

Nos masques.

On porte tous des masques.

De temps en temps. Pas toujours. Parfois.

Peut-être au travail. Quand une décision, commentaire ou situation ne fait pas ton affaire, mais que tu dois dire oui, ok, pas de trouble, acquiescer en sentant l’élastique te fendre la nuque pendant que tu souris, les lèvres tendues, telle une ligne qu’on trace à la règle, à l’ordre qu’on te donne.

Peut-être entre amis. En couple. Quand la discussion ne prend pas la direction que tu voudrais, qu’elle ouvrira un chemin que tu ne souhaites pas nécessairement emprunter, que tu ne veux pas te battre pour une stupidité, une idée qui ne viendra pas chambouler ta vie, qui n’est pas fondamentale, qui ne secoue pas tes valeurs, un truc que tu oublieras facilement demain.

Descendre le masque, sourire, sentir lentement s’abattre ses cheveux pour les voir se redresser au passage de cette pièce moulée en plastique sur lequel des traits exprimant la joie sont imprimés.

Monsieur sourire.

Tout va bien.

Tu vois.

Ce sourire sur mon visage.

Cette attitude neutre.

Sans vie.

Qui dit oui.

Je mets mon masque sur lequel le malheur peut s’abattre.

Imperméable. Invulnérable. Indétectable.

Un visage de plâtre. Ces statues qu’on admire au musée. Aux yeux sans pupilles, aux yeux sans paupières. Sans ride, sans âge. Sans vie. Ce marbre lisse, sans défaut, sur lequel tout glisse. Sans l’abîmer. David et sa main sur l’épaule.

Un visage de cire. Embaumé. Saupoudré pour imiter la peau. Maquillé pour imiter la vie. Aux joues faussement rosées. Ce visage artistiquement sculpté par un thanatologue talentueux. Cet épiderme sans irritation, sans poil, ni pustule. Parfait. Qui ne montre aucune imperfection, aucune sensibilité. Aucune vie.

– Ça va?

– Tout à fait.

– T’es certain?

– Oui. Pourquoi ? Haha…

Le masque qui descend. Sans faire de bruit. Ce mécanisme de protection naturelle. Cette mécanique huilée qui ne laisse rien paraître. Qui vient couvrir ce qu’il ne faut pas. Ce qui dérange. Cette faiblesse. Tout va à la perfection. Tout à fait. Vraiment.

L’homme de fer.

Tony Stark est un drôle de gars. Quand il devient l’homme incroyable, ça le rend si sympathique, c’est formidable. Quelle puissance il a.

Tellement.

Qu’il doit porter une armure pour se protéger.

Toujours?

Non.

Seulement quand ça crunche.

Chacun son niveau.

Le policier dans une manifestation ne descend pas toujours sa visière. Seulement quand il pense qu’il sera attaqué. Quand ça brasse. Quand il y’a aura des coups. Quand il voudra camoufler cette faiblesse. Quand il voudra surtout se protéger.

Les masques sont tombés dit l’expression.

Rarement.

Sinon, y’en aura toujours un autre qui imite encore mieux.

Ce qu’on voudrait cacher.

Ne me parlez pas de franchise. Je vois cette ligne sur votre cou. Ce visage qui dit non, mais qui pense oui. Ou le contraire. Ce que vous voulez versus ce que vous dites.

Ne me dites pas que vous communiquez toujours ce que vous pensez. Je vois cette ligne sur votre cou. Qui dit que vous êtes en désaccord, mais que vous ne voulez pas l’exprimer.

Je ne vous juge pas.

J’ai un coffre plein de ces masques.

Prêts à faire ce qui faut. Quand il faut.

Sourire. Rire. Ou pleurer.

Quand il faudrait se révolter. Pleurer. Ou rire.

Cacher ce qu’il ne faut pas montrer.

À ce moment-là.

Quand il faut.

Ou pas.

Le temps.

Je suis incapable de vivre avec le temps.

La durée.

Si j’étais plus honnête, je dirais que je suis incapable de vivre avec le temps.

L’époque.

Tenons-nous-en donc à la durée, pas à l’époque. Pour ce billet, du moins.

Les heures, les minutes, les secondes. Les jours, les semaines, les mois et les années.

Incapable de dealer avec ces morceaux de temps qui nous glissent entre les doigts.

Et depuis quelques mois, j’en ai jamais eu autant.

Les affaires vont bien. Pas de soucis.

Mais, pour la première fois en dix ans, je ne suis pas dans le jus. Les mandats s’enlignent à la queue-leu-leu. Sans se battre entre eux. J’ai du temps pour les réaliser. Ce que j’ai rarement eu.

J’ai toujours été un gars surbooké. Avec un agenda débordant. Avec des mandats empilés comme un Tetris.

– Tu peux en prendre encore Marc?

Ouais.

– On t’a pas appelé, on s’est dit que t’avais pas le temps. 

Ben non. J’en avais. Ben, un peu.

Aujourd’hui, on dirait que j’ai de la misère à dealer avec ça.

Le temps a déjà été mon allié. J’ai su l’étirer sans que mes clients réalisent que je travaillais 30 heures par jour.

Le temps a déjà été mon ennemi. J’ai connu la réalité qui te dit que 30 heures, c’est impossible.

J’ai une mauvaise relation avec le temps.

Vous chargez combien de l’heure.

Heu?

Je ne sais pas. Je charge au travail. Effectué. Pas au temps.

T’as dormi combien de temps?

4h.

Et j’ai couru 10 km. Lu 100 pages d’un roman. Travaillé ma journée. Réunion. Rencontre. Conception. Bureau. J’ai même cuisiné.

T’as dormi combien de temps?

7h.

Incapable de fonctionner. Zombie. De la brume dans les idées. Facebook. Instagram. Hockey. Et j’ai mangé de la chnoute.

Le temps est une matière insoluble.

Je n’en maîtrise pas l’espace. Encore moins la notion.

Hier. Demain.

Je ne sais pas.

Je déteste le temps sur mon corps.

Le ravage.

J’aime le temps dans ma tête.

La dimension.

Je déteste le temps de mes nuits.

Trop court. Mouvementé.

Je ne voudrais pas que le temps de mes jours finisse.

Je déteste aller au lit.

Je dis demain à un client en pensant que c’est possible.

Je sais.

Je dis demain à un client en sachant que c’est impossible.

Je sais.

Je dis bonne nuit en sachant qu’elle ne le sera pas.

Aujourd’hui, j’ai du temps.

Et je me rends compte que je ne sais pas comment l’utiliser.

Je ne sais pas quoi en faire.

Je cours au milieu de l’après-midi en me disant que je devrais être au bureau, en me sentant coupable. Alors que j’ai déjà été au bureau à 21h00 au lieu de m’occuper de mes enfants, sans me sentir coupable.

Le temps est une matière incompressible. Le temps est une matière incompréhensible.

Le blanc plafond me le rappelle dans ces nuits d’insomnie.

Ce blanc visage dans le miroir me le rappelle tout le temps.

Je voudrais être ce livre auquel on s’attache sans penser au temps.

Je voudrais être cette série dont on souhaite une saison de plus.

Je voudrais être de mon temps.

Je voudrais marquer le temps.

L’arrêter. L’analyser. Le comprendre.

Le vivre.

Du moins.

Gris.

J’avais quinze ou seize ans quand j’ai développé mes premières photos.

Mon père avait défoncé un vieux garde-robe dans ma chambre au sous-sol de la maison familiale pour y installer une chambre noire. Quelques tablettes, une lumière rouge et une porte étanche. Pour ma part, j’avais calfeutré les fenêtres de la salle de bain et de ma chambre afin de pouvoir me déplacer, dans une noirceur la plus totale, entre les bassins d’acide et l’évier.

Je suspendais mes films au pommeau de la douche pour les sécher.

Sous l’agrandisseur, je rognais une photo en faisant le focus, minutant le nombre de secondes d’exposition nécessaire qui assurerait le contraste voulu. À l’aide de mes pinces de bois, je déplaçais le papier imprimé de lumière et le passais du révélateur au bain d’arrêt pour terminer au fixateur.

Je n’étais pas très bon techniquement. Un peu brouillon. De la poussière collait sur mes négatifs et mes photos avaient quelquefois des empreintes de doigts. Elles étaient parfois voilées par la lumière ou du papier mal conservé.

J’aimais les odeurs des produits chimiques. Particulièrement celle de l’acide ascorbique du révélateur. Ce mélange qui faisait apparaitre ta photo. Cet embryon d’image qui se manifestait sous les vagues du liquide. Cette photo prenant naissance sous tes yeux. C’était magique. Pas toujours réussi, j’avoue. Mais magique. À chaque fois.

Depuis quelque temps, j’ai souvent ce souvenir en tête.

Cette image qui apparaît.

Mais à l’inverse.

J’ai l’impression que certaines images s’effacent.

La photo contrastée, pure, noir et blanc, lentement grisonne et disparaît, part en fumée. Des visages, des paysages, des mots, des goûts ou des odeurs se dissipent dans ma tête. Comme si des pans complets de ma mémoire s’enfonçaient plus profondément en moi, rendant certains passages si diffus qu’ils sont plus difficiles, voire impossibles, à se rappeler.

On les hume à fond de poumons sans y déceler une odeur.

Rien.

Je n’ai pas de maladies quelconques. Pas que je sache. J’avais quinze ou seize ans, j’étais déjà comme ça. Une mémoire défaillante. Qui échappait des bribes. Qui échappait des événements. Qui essayait de. Aujourd’hui j’ai du mal à me souvenir d’hier.

Pas mal à.

Mal à.

J’ai peur. Peur de voir s’effacer des souvenirs. De voir disparaître en moi, ces visages.

Nous sommes du bois.

Du bois qu’on plane. Du bois qu’on sable. Petit à petit. On perd de l’épaisseur. Du volume. La sciure sur le plancher. Le bran de scie. Ces souvenirs qui ne reviendront jamais.

Les plus belles sculptures ont vu ces séquelles sur le plancher, laissées par leurs créateurs.

Souvent, on ne voit que les oeuvres d’art, pas le processus dans lesquelles on les a créé. On ne voit pas les esquisses, les crises, les rires ou les larmes, la joie ou la peine créative. Que le résultat. Cette oeuvre. Cette photo. Qui perd peu à peu de sa vivacité.

J’ai souvent peur de ne pas me rappeler de toutes ces images. Celles qui, pourtant, sont venues s’imprégner si doucement qu’on les croyaient éternelles, indélébiles, fixées à tout jamais..

J’ai peur de voir disparaître mes souvenirs.

J’ai peur de voir moins de teintes.

J’ai peur de ne voir que du noir.

Que du blanc sur cette photo.

 

Dany.

J’avoue que ce n’est pas son talent que j’ai apprécié en premier. Sa beauté peut-être. Celle de la jeunesse. Grand blond avec une couette. Il me faisait penser à moi. En plus beau. En plus grand. J’avais la couette. La couleur des cheveux. Pas la beauté. Ni la jeunesse.

Ses illustrations étaient magnifiques. Un artiste avec un talent fou. Un trait de crayon sans hésitation. Un humour et une intelligence qui se démarquaient. En agence, pour le jeune directeur artistique que j’étais, le Klondike et une menace. À la fois. Capable de réaliser tes idées encore mieux que tu ne les as pensés toi-même. Capable de te faire mal paraître au niveau technique. Je l’ai engagé tout de suite. Le talent, tu ne passes pas à côté de ça. Fuck le reste.

Le gars s’est avéré un compagnon de travail incroyable. On partageait le même humour. Des idées rocambolesques. Une connexion formidable. Et puis la récession est arrivée. Les mises à pied. Lui, pas moi. Le départ pour Québec. On s’est quitté. Moi, avec ma job pesante, obligatoire, puisque j’assumais le seul revenu familial; lui, avec son talent, cette jeunesse et cette jungle professionnelle qui l’attendait.

J’ai envié sa mise à pied. En jalousant plutôt sa vie. Sa jeunesse. En plaçant sur la balance, cette vie professionnelle que j’aurais voulu plus enivrante et cette vie familiale arrivée trop rapidement. 

J’aurais voulu être celui pour qui tout était possible. Pas celui pour qui tout était déjà tracé. Je n’étais pas si vieux. Je l’ai réalisé par la suite, mais je n’étais pas encore au niveau de ces idées-là.

Je ne l’ai jamais revu.

Si. 

Je l’ai croisé.

Comme j’étais un habitué du terminus d’autobus  – réalité de parents séparés en villes éloignées – je l’ai vu sortir du bus de Québec alors que j’avais le cœur brisé d’entrer mes enfants dans le même bus, avec dans leurs mains un sous-marin Subway et leurs valises. 

Salut. Salut.

C’est tout.

J’étais dans la salle bain quand j’ai entendu frapper à la porte de mon bureau.

En pleines vacances de la construction. Une douzaine d’appels. Pas plus. Sept, pour moi. Les autres, c’est un running gag : tous ces appels pour des gens qui ne sont pas moi. Pas plus de courriels. Alors que dire d’entendre cogner à sa porte. Probabilité nulle. Un client (peu probable). Un ami (peu probable avant 17h). Un itinérant (ils préfèrent les marches). 

Je suis entré dans mon bureau et je suis tombé sur lui.

L’ai reconnu tout de suite.

Pas la jeunesse. Moi non plus. 

Mais le sourire. Ce corps long et flexible capable de raconter des conneries et de les mimer en même temps. Il n’avait pas changé d’un iotas.

Je l’ai pris dans mes bras comme si je le connaissais depuis des années. Moi, qui ne l’avais jamais pris dans mes bras.

On a jasé voyage, vie, etc. Un condensé d’une heure. On a ri. Comme avant. Comme il y’a près de 25 ans.

J’ai eu l’impression que c’était hier. Ce grand veau plein de talent et moi, ce gars entré dans une vie qu’il ne désirait pas tant que ça.

On a parlé Grèce, Pérou, Indonésie, Maroc.

On a parlé de villes qu’on n’avait, ni lui ni moi, eu même l’idée de visiter à l’époque.

La vie est parfois une autoroute, un boulevard, un chemin de terre ou une ruelle, où, tous les jours, nous croisons des gens par affaires, par hasard, par ci, par là. Et puis, un jour de canicule, où la sueur te coule dans le dos, où la poussière s’accumule sur ton bureau, il est débarqué.

– T’as pas changé.

– Toi, non plus.

C’était une belle rencontre, Dany.

Vraiment. 

Reviens me voir.

Pas hier. Hier, hier.

Vieillir, c’est souvent recevoir en pleine face qui tu es.

Quand tu es jeune, tu as beaucoup plus de latitude. 

D’abord le temps.

Tu as le temps devant toi. De changer. De trouver une nouvelle voie. De t’améliorer. De faire mieux. Ou pire – ça arrive. Tu as le temps. Tu as  la jeunesse. Celle de la sève dans les branches. Celle qui élimine les doutes et qui te fait avancer comme un bélier.  Celle qui pardonne tout. Quelle ignorance! Que voulez-vous, il est si jeune. Vous avez tellement raison.

Quand tu es jeune, tu as aussi cette flamme en dedans de toi. Cette mèche, dont tu oublies la longueur – que la vieillesse te rappellera plus tard – que tu consumes comme si elle était renouvelable. Tu as l’énergie qui te fait dormir quatre heures et d’être top shape. Les mêmes quatre heures que tu rêves aujourd’hui de dormir d’un coup. Sans pilule.

Quand tu vieillis, t’as plus ça.

En courant, tu réalises que ce tendon est plus récalcitrant, qu’il prend plus de temps à se détendre. En te levant, la courte nuit te suit pendant des jours. Zombie. Même démarche. Même espérance sans espérance. Tes excès te font sentir comme si tu sortais d’un coma de quelques années. L’alcool entre encore plus facilement qu’avant, mais n’a plus l’effet euphorisant. Au contraire. Elle t’amène au fond. Où tu ne veux pas.

Tu vieillis.

Tout ça, on sait ça.

On nous le rappelle souvent. Quand on nous rappelle notre âge. Quand on nous appelle monsieur ou madame. Quand on ajoute le petit ou petite en avant du nom. Comme ajouter l’insulte à l’injure.

Je sais de quoi je parle. La cinquantaine est passée. La soixantaine se pointe.

J’ai pourtant l’impression parfois qu’hier était hier. 

Pas hier, hier. 

Hier, hier. 

Pas loin. 

Hier.

J’écoute de la musique qui ne date pas de six mois. Des livres écrits dans l’année. Des films réalisés pendant l’hiver. Je mange des trucs que je ne connaissais pas y a deux ans. Je voyage en sac à dos. Je travaille encore comme un fou. Je regarde rarement derrière. Oui. Jamais non. Rarement. Comme un scout. Prêt. Toujours. Je mets l’effort. L’énergie. La passion.

Je suis encore surpris de voir ou lire ce que je fais.

C’est moi, ça?

WoW.

Je suis surpris.

Je doute. Full. Encore. Malgré les années. 

Mais.

J’ai encore parfois la candeur de me trouver bon. Ne vous inquietez pas : j’ai aussi une large part où je me trouve pourri. Ça m’arrive aussi. La plupart du temps même. D’ailleurs plus souvent que mes clients. Mais bon. C’est moi par rapport à moi. Et non, moi par rapport à un client. C’est ok. J’assume.

Mais des fois, j’exulte. 

Oui. Oui. J’exulte.

Rien du pilote automatique. J’apprécie la manœuvre manuelle. Celle qui rend le chemin cahoteux.

Pas si pire le petit monsieur.

Pas si pire.

Je n’ai pas toujours pensé ça.

Vieillir m’a déjà pesé.

Souvent.

À m’en fendre l’âme.

Hier. 

Y a plusieurs années.

Il n’y a pas six mois.

Aussi.

Vieillir, c’est souvent recevoir en pleine face qui tu es.

Vieillir, c’est souvent recevoir en pleine face qui tu es, mais de lever le menton en disant à la vie : j’ai connu pire, buddy. Pire. So take your time. Take your fucking time.

Tassez-vous de là. Il se pourrait que je reste.

Don’t beam me up Scotty.

Présent.

– Ne demande rien à mon oncle Antonio, là.

– Ben non, j’ai répondu à ma mère.

Nous sommes partis marcher sur la rue Racine, Antonio, l’oncle de ma mère – que j’appelais mon oncle pareil – et moi, du haut de mes 7 ans et lui de ses 70 ans.

Je suis revenu de la promenade avec une auto Matchbox.

– Il ne l’a pas demandé, a dit mon oncle en souriant, il l’a juste prise dans ses mains, m’a dit qu’elle était super belle et qu’il ne l’avait pas dans sa collection. Sans jamais la lâcher. Il ne l’a pas demandé. 

Ma mère a levé les yeux. J’avais sûrement un sourire.

Celui du petit criss qui a eu ce qu’il voulait.

Je ne m’en rappelle pas. 

Ni de ce souvenir ni d’autres d’ailleurs. 

C’est maman qui m’a conté ça ce week-end. Entre Trois-Rivières et Chicoutimi. Alors qu’on était monté déménager ma fille. Un road trip (Grand) Mother And Son. 

– Tu ne t’en rappelles pas?

– Ben non.

J’ai souvent l’impression de ne pas me rappeler grand-chose. Vague. Quelques bribes ici et là. Des fragments. Des odeurs. Des saveurs. Oui, j’ai des marques facilement identifiables, des jalons importants, mais tout autant du flou, des événements incertains dont je ne saurais garantir la véracité.

Dernièrement, j’ai beaucoup visité mon passé. Je suis allé où ça fait mal. Sous la galle. Quand tu grattes une plaie. Que tu vas au vif. Ce terrain glissant que tu préfères contourner, quitte à rallonger le parcours. Les brûlures. Internes. Celles qui ne paraissent pas. Les pires. Celles qui ne guérissent pas.

J’ai le malheur d’avoir perdu ma sœur et mon père. Mais j’ai surtout le bonheur d’avoir encore ma mère. 

Au présent.

Il me semble que c’est le seul temps où je suis bien. Le présent. Le passé me chagrine, le futur me fait peur. Au milieu, ça va. Je contrôle. Ou du moins, j’ai l’impression de. Le présent, c’est le temps que je préfère pour conjuguer ma vie. Les autres sont trop complexes. On fait des fautes en les accordant. Ou en se désaccordant. Anyway. 

Samedi soir, dans la chambre que nous partagions, je regardais dormir ma mère entre deux pages du roman Les gratitudes de Delphine de Vigan. C’est un privilège de voir dormir sa mère. C’est le retour des choses. Dans la colonne des plus ou moins, je vous garantis qu’elle m’a vu plus souvent dormir que moi je ne l’ai vu. Je la regardais en pensant que j’étais privilégié de l’avoir encore. En santé. Drôle et vivante. Plus que moi souvent. 

Jusqu’à mes 11 ans, j’ai eu la chance de vivre dans l’appartement, au deuxième étage de la maison de mes grands-parents où habitaient aussi les deux frères de ma grand-mère. OK, je n’ai pas toujours dit ça quand j’ai vu que des familles avaient des maisons somptueuses, plus qu’un trois et demi dans le bas-fond de la ville, mais, avec du recul et l’âge, je réalise que j’ai eu le privilège de descendre les marches et me sauver furtivement pour aller me réfugier et me faire gâter-pourri par tous ces petits vieux pour qui j’étais un être exceptionnel, sans défauts. Et ça, ben je pense que c’est ce qui m’a le plus bâti. Et surtout, non débâti. Être la vedette. Se sentir spécial. Se sentir aimé. 

– Je ne me souviens de rien, maman.

– Moi, oui.

C’est ce qui est le plus important.

Se sentir spécial.

Être chanceux de.

Nostallergique.

Je n’aime pas beaucoup hier.

Il me semble y avoir déjà passé beaucoup trop de temps.

À ramoner. À roter le sur. À y revivre ce qui est pourtant mort. À regretter le passé. Qui ne reviendra pas. C’est le principe du passé. Passé simple. Décomposé. It’s over. Get over it. C’était mieux avant est souvent une excuse pour ne pas regarder en avant.

Je peux vous en parler.

Dans mon délire d’écriture, je suis allé me promener dans ce coin-là. J’ai dépoussiéré des souvenirs. Des vieilleries qui s’emmagasinaient dans ma tête. Ma vieille tête. De plus en plus vieille. Mon blond qui tire au blanc, sans passer par le gris.

Rarement jojo.

Mes idoles de jeunesse meurent jour après jour. Mark Hollis et Andy Anderson, cette semaine. Je n’écoute plus les Cure depuis des décennies. J’ai pourtant encore un album de Talk Talk dans mon iPhone. Parce que c’est bon. Juste bon. Mais j’en ai un aussi de Dominique Fils-Aimé qui naissait la même année que le hit It’s My Life sortait. Pour les mêmes raisons. Je n’ai pas arrêté d’écouter de la musique en 1984. Je serais capable de partir sur la lune avec un seul album de chaque année qui s’est écoulée depuis que je suis né. Que j’écouterais avec autant de plaisir. Qu’importe les décennies. Je ne suis pas accroché à une seule. À aucun style. Il y avait autant de merde qui se jouait ou s’écrivait en 1970 qu’aujourd’hui. La merde est intemporelle. Tout comme le génie. C’est réducteur de penser que le sort de la musique s’est joué entre 1970 et 1980. Comme il serait impensable de dire que la littérature s’est éteinte avant ce siècle. Le cinéma. La vie.

Je suis nostallergique.

Allergique. À ces moments nostalgiques. Tellement parfaits. Qu’on oublie que les souvenirs sont des menteurs. Le passé est un bout de bois qu’on a sablé à le rendre tout lisse. On oublie ainsi les échardes. Tant mieux. Parfois. Quand ç’a été difficile. Surtout. Avouons que ça ne les rend tout de même pas géniaux, ces moments. Faut pas virer du noir au blanc. Le bon temps est mort et je m’en fous. Disait Renaud. Il avait bien raison. Il y a peu de choses positives qui ne sort de ce brassage. N’en déplaise aux psys. Désolé. Je le sais, j’ai visité ces lieux. Je m’y suis blotti. Je m’y suis vautré. Ils n’ont rien de rassurant. Rien de paisible. Le passé est un fourbe qui se sert du temps pour apaiser les blessures. À rendre le laid, beau. L’ordinaire, extraordinaire.

La nostalgie c’est de penser que c’était mieux, mais c’est avant tout avoir une image idéaliste du passé. Comme si tout était beau. Parfait. Dans le temps.

Aujourd’hui n’est pas mieux qu’hier. Pas pire.

J’aime penser que le présent est le seul état qu’on contrôle.

Le futur.

Je ne sais pas.

Je ne suis pas rendu là.

Je suis aujourdhui.

Et je ne l’idéaliserai pas demain.

Promis.

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